Denis Diderot à Sophie Volland        

10 juin 1759

J'écris sans voir.   Je suis venu.  Je voulais vous baiser la main et m'en retourner.  Je m'en retournerai sans cette récompense.  Mais ne serai-je pas assez récompensé, si je vous ai montré combien je vous aime.  Il est neuf heures.  Je vous écris que je vous aime, je veux du moins vous l'écrire; mais je ne sais si la plume se prête à mon désir.  Ne viendrez-vous point pour que je vous le dise et que je m'enfuie?  Adieu, ma Sophie, bonsoir.  Votre coeur ne vous dit donc pas que je suis ici.  Voilà la première fois  que j'écris dans les ténèbres.  Cette situation devrait m'inspirer des choses bien tendres.  Je n'en éprouve qu'une, c'est que je ne saurais sortir d'ici.  L'espoir de vous voir  un moment me retient, et je continue de vous parler, sans savoir si je forme des caractères.  Partout où il n'y aura rien, lisez que je vous aime.

23 juillet 1759

 

Je ne saurais m’en aller d’ici sans vous dire un petit mot.  Eh bien, mon amie, vous comptez donc beaucoup sur moi ?  Votre bonheur, votre vie sont donc liés à la durée de ma tendresse !  ne craignez rien, ma Sophie,   Elle durera et vous vivrez, et vous vivrez heureuse.  Je n’ai point encore commis le crime, et je ne commencerai pas  à le commettre; je suis tout pour vous, vous êtes tout pour moi ; nous supporterons ensemble les peines qu’il plaira au sort de nous envoyer.  Vous allégerez les miennes, l’allégerai les vôtres.  Puissé-je vous voir toujours telle que vous êtes depuis quelques mois ; pour moi, vous serez forcée de convenir que je suis comme au premier jour.   Ce n’est pas un mérite que j’aie, c’est une justice que je vous rends.  L’effet des qualités réelles, c’est de se faire sentir plus vivement de jour en jour.  Reposez-vous de ma constance sur les vôtres et sur le discernement que j’en ai.  Jamais passion ne fut plus justifiée par la raison que la mienne.  N’est-il pas vrai, ma Sophie, que vous êtes bien aimable ?  Regardez au –dedans de vous-même.  Voyez-vous bien, voyez combien vous êtes digne d’être aimée, et connaissez combien je vous aime.   C’est là qu’est la mesure invariable de mes sentiments.  Bonsoir, ma Sophie, je ‘en vais plein de la joie la plus douce et la plus pure qu’un homme puisse ressentir.  Je suis aimé, et je le suis de la plus digne des femmes.

Je suis à ses pieds; c’est ma place , et je les baise.

 

 

 

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