À Louise Colet. 6 juillet 1852

« J'aurais pu t'aimer d'une façon plus agréable pour toi. - Me prendre à ta surface et y rester. - C'est longtemps ce que tu as voulu. Eh bien non. J'ai été au fond. - Je n'ai pas tant admiré ce que tu montrais, ce que tout le monde pouvait voir, ce qui ébahissait le public. J'ai été au-delà et j'y ai découvert des trésors. Un homme que tu aurais séduit et dominé ne savourerait pas comme moi ton coeur aimant jusqu'en ses plus petits angles. - Ce que je sens pour toi n'est pas un fruit d'été, à peau lisse, qui tombe de la branche au moindre souffle et épate sur l'herbe son jus vermeil. - Il tient au tronc, à l'écorce dure comme un coco, ou garnie de piquants comme les figues de Barbarie. - Cela vous blesse les doigts, mais contient du lait. »

A Louise Colet. 21 août 1853.

« Toi, je t'aime comme je n'ai jamais aimé et comme je n'aimerai pas. Tu es, et resteras seule, et sans comparaison avec nulle autre. C'est quelque chose de mélangé et de profond, quelque chose qui me tient par tous les bouts, qui flatte tous mes appétits et caresse toutes mes vanités. Ta réalité y disparaît presque. Pourquoi est-ce que, quand je pense à toi, je te vois souvent avec d'autres costumes que les tiens ? L'idée que tu es ma maîtresse me vient rarement, ou du moins tu ne te formules pas devant moi par cela. Je contemple (comme si je la voyais) ta figure toute éclairée de joie, quand je lis tes vers en t'admirant. - Alors qu'elle prend une expression radieuse d'idéal, d'orgueil et d'attendrissement . Si je pense à toi au lit, c'est étendue, un bras replié, tout nue, une boucle plus haute que l'autre, et regardant le plafond. - Il me semble que tu peux vieillir, enlaidir même et que rien ne te changera. - Il y a un pacte entre nous deux, et indépendant de nous. N'ai-je pas fait tout pour te quitter ? N'as-tu pas fait tout pour en aimer d'autres ? Nous sommes revenus l'un à l'autre, parce que nous étions faits l'un pour l'autre.
Je t'aime avec tout ce qui me reste de coeur. - Avec les lambeaux que j'en ai gardés. Je voudrais seulement t'aimer davantage afin de te rendre plus heureuse, puisque je te fais souffrir ! moi qui voudrais te voir en l'accomplissement de tous tes désirs. »

A Louise Colet. 14 décembre 1853.

« ...voilà huit ans bientôt que nous nous connaissons, tu m'accuses ! Mais t'ai-je jamais menti ? Où sont les serments que j'ai violés et les phrases que j'ai dites que je ne redise point ? Qu'y a-t-il de changé en moi, si ce n'est toi ? Ne sais-tu pas que ne suis plus un adolescent, et que je l'ai toujours regretté pour toi. - Et pour moi. Comment veux-tu qu'un homme abruti d'art comme je le suis, continuellement affamé d'un idéal qu'il n'atteint jamais, dont la sensibilité est plus aiguisée qu'une lame de rasoir, et qui passe sa vie à battre le briquet dessus pour en faire jaillir des étincelles (exercice qui fait des brèches à ladite lame), etc. etc., comment veux-tu que celui-là aime avec un coeur de vingt ans, et qu'il ait cette ingéniosité des passions qui en est la fleur ? »

 

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